Cet article est l'une de trois études de cas traitant de façons de gérer certains enjeux de la rue apaisée. Les deux autres sont :
L’accessibilité universelle dans les espaces partagés
L’accessibilité universelle vise à améliorer la fonctionnalité de l’environnement en considérant le large spectre des besoins de l’ensemble des piétons, au bénéfice d’un plus grand nombre d’usagers. Les besoins des personnes ayant des limitations fonctionnelles y sont traités comme des révélateurs des difficultés vécues par tous les usagers (Société Logique et INLB, 2014).
Les premières applications du concept de rue partagée ont été fréquemment critiquées à cet égard. L’utilisation de la vision y était en effet incontournable pour créer l’interaction informelle nécessaire à la cohabitation et à la négociation de la priorité entre les différents usagers (Houtekier, 2016) ainsi que pour s’y orienter.
Une telle approche entre en contradiction avec les besoins d’une personne ayant une déficience visuelle (Houtekier, 2016) :
- La personne ayant une déficience visuelle doit pouvoir bénéficier d'éléments de localisation et de repérage prévisibles, souvent absents d'une rue partagée, afin d'interpréter l'espace et de s'orienter en toute autonomie.
- Quelle que soit la méthode ou la stratégie d'aide au déplacement utilisée (canne blanche de détection ou chien guide), les techniques enseignées peuvent y être difficiles à appliquer.
- Les principales émotions qu’y ressentent les utilisateurs aveugles sont le sentiment d'insécurité, l'anxiété et le stress. Voilà qui nuit à l’autonomie, à la sécurité et à l’aisance auxquels ils aspirent au même titre que les autres usagers.
- La localisation imprévisible des obstacles, l'alignement inhabituel des composantes de la rue, la rupture des lignes droites et l’absence de lieux prédéterminés pour traverser la chaussée représentent de sérieux défis. S'y ajoutent les conditions hivernales qui imposent de nouvelles contraintes compromettant des déplacements sécuritaires.
Malgré l’augmentation du potentiel piétonnier, la rue partagée peut donc paradoxalement se faire au détriment de la sécurité des piétons présentant une déficience visuelle.
Pour répondre à ce paradoxe, plusieurs auteurs (Abel-Williamson, 2016 ; TrinityHaus, 2012 ; France. CERTU, 2010 ; Schmidt et Manser, 2003 ; Havik et Melis‑Dankers, s. d. ; INLB et Société Logique, 2014 ; et Houtekier, 2016) recommandent des adaptations souhaitables pour rendre les espaces partagés plus accessibles à tous. La principale piste de solution consiste en la préservation d’un corridor d’accessibilité universelle continu et libre d’obstacles à l’intention des piétons moins enclins à partager l’espace de circulation.
Recherche sur l’accessibilité universelle des rues partagées
Méthodologie
Dans son programme d’implantation de rues piétonnes et partagées (Ville de Montréal, s. d.) lancé en 2015, la Ville de Montréal posait des exigences d'accessibilité universelles auxquelles doit se conformer chaque projet soumis. La même année, dans sa recherche de solutions applicables en milieu urbain québécois et dans le contexte de la réfection de la rue Saint‑Paul, la Ville de Montréal a mandaté le CRIR‑INLB pour identifier des paramètres d’accessibilité universelle des rues partagées.
Le projet de recherche collaboratif mis en place a réuni des chercheurs et des acteurs d’horizons variés et s’est décliné en deux phases (Cantin et Gendron, 2017b) :
- une recension des écrits, qui a permis d’identifier 26 pistes d’aménagement observées dans le monde et quatorze critères d’appréciation (relatifs aux usagers et intrinsèques à l’aménagement) ;
- une analyse multicritère et un processus délibératif qui ont abouti à la sélection des solutions les plus pertinentes pour améliorer l’accessibilité universelle des rues partagées, en prenant en compte les réalités du contexte québécois. Pour cette phase, un groupe de travail multidisciplinaire formé d’ingénieurs, d’urbanistes, d’aménagistes, d’experts en réadaptation et d’usagers à mobilité réduite a été mis en place.
Ce travail de recherche a également nourri la réflexion pour la publication du fascicule 5 du Guide d’aménagement durable des rues de Montréal (Ville de Montréal, 2017).
Les onze principes d’une rue partagée universellement accessible
Onze principes d’aménagement adaptés au contexte québécois ont été retenus à la suite de ce projet collaboratif (Cantin et Gendron, 2017a). Pour concilier accessibilité universelle et cohabitation de l’ensemble des modes, les chercheurs insistent notamment sur le maintien de corridors protégés pour le piéton et libres de tout obstacle, tout en conservant l’esprit de la rue partagée où les piétons sont encouragés à s’approprier toute la rue d’une façade à l’autre. Le choix des dispositifs prévus pour faciliter le repérage chez les personnes touchées par des limitations visuelles est également crucial, et la perceptibilité des matériaux contrastants ou tactiles doit être assurée en toute saison.
Dans une approche d’accessibilité universelle, la volonté de rendre la rue partagée plus facilement accessible aux personnes avec une déficience visuelle ne doit pas se faire au détriment des personnes avec une déficience motrice (et vice versa) : certains des principes retenus résultent donc de compromis permettant la mobilité pour tous.
- Souligner l’entrée et la sortie de la rue partagée par l’aménagement et en utilisant les codes de repérage visuel et tactile habituellement utilisés aux intersections.
- Assurer le respect de la limitation de la vitesse à 20 km/h. Le recours à des variation de textures peut permettre de compenser la perte des repères sonores résultant de la basse vitesse des véhicules.
- Maintenir des corridors libres de circulation motorisée en bordure de bâtiment (rectilignes, sans obstacle, d’une largeur minimale de 1 800 mm, sans déformation ou ressaut de plus de 6 mm, non glissants et uniformes).
- Créer des délimitations et des lignes de guidance naturelles entre la chaussée partagée et le corridor protégé : combinaison de plusieurs options (bordures droites de 60 mm, éléments de mobilier urbain, zones de plantation, bollards, lampadaires) agencées de façon à faciliter le mouvement des piétons entre le corridor et la chaussée partagée, sans nuire à leur détectabilité visuelle et tactile. Ainsi, la distance maximale entre le début et la fin de deux éléments est idéalement d’au plus 1 200 mm.
- Assurer la continuité des corridors piétons lors du croisement avec une rue conventionnelle, notamment en raccordant les lignes de guidances du corridor protégé à celles des trottoirs conventionnels.
- Installer des bandes podotactiles aux intersections et aux lieux de traversée pour augmenter la vigilance des personnes avec déficiences visuelles.
- Encadrer, contrôler et identifier clairement le stationnement de façon à ce que les voitures n’entravent pas les cheminements ou les points de traversée identifiés.
- Assurer un contraste visuel (matériaux et couleurs) entre les éléments servant à créer des lignes de guidance et des surfaces tactiles et les autres surfaces.
- Disposer l’éclairage de façon judicieuse et cohérente, de préférence dans un même alignement que les arbres et le mobilier urbain.
- Entretenir et maintenir les aménagements en toutes saisons pour assurer la lisibilité de l’espace.
- Veiller à ce que les aménagements mobiles ou temporaires (café-terrasse, étal de marchandise, etc.) soient bien délimités et détectables afin de maintenir le corridor protégé libre de tout obstacle.
L’exemple de la rue Émery
Le réaménagement de la rue Émery, au cœur du Quartier latin, a été conçu avant la fin du programme de recherche. Malgré cela, la nouvelle configuration contient de nombreuses caractéristiques d’une rue partagée universellement accessible. Une délimitation plus marquée du large corridor situé du côté nord permettrait toutefois d’améliorer la lisibilité de la rue pour tous.
Le projet en bref :
Longueur : 115 mètres
Mesures d’accessibilité universelle mises en place : corridor piéton protégé, lignes de guidance contrastées, continuité du corridor aux intersections, mobilier urbain détectable.
Investissements : 3,4 M$
Réalisation : travaux de juin à novembre 2016
(D’après Ville de Montréal, s. d.b)