Selon Boucher et Fontaine (2011), la rue partagée est un « espace commun créé pour être partagé par les piétons, les cyclistes et les véhicules motorisés, servant à la fois de corridor de déplacement et de milieu de vie. Il s’agit habituellement d’une rue étroite, sans bordure ni trottoir, dans laquelle la circulation est ralentie par des arbres, des stationnements et autres aménagements créant des obstacles dans la rue ».
En matière d’apaisement de la circulation, la rue partagée et ses dérivés diffèrent d’une zone 30 qui conserve généralement une configuration plus classique avec trottoirs et stationnement, et d’une rue piétonne où la circulation automobile est interdite ou étroitement contrôlée.
Le concept d’espace partagé peut être vu comme une réactualisation de la vocation originale des espaces publics, avant que les enjeux de sécurité liés aux modes de transport véhiculaires, plus rapides, n’imposent des règles de circulation et une ségrégation.
Si l’absence de ségrégation des modes de déplacement est un des principes de base de ce concept, il ne s’agit assurément pas d’une condition suffisante. En effet, selon ce seul critère, de très nombreuses rues aménagées dans les dernières décennies, notamment dans les banlieues d’après‑guerre, pourraient se prévaloir de l’appellation « rue partagée », puisqu’elles ne possèdent ni trottoir, ni piste cyclable. Toutefois, celles-ci sont généralement conçues pour accommoder des vitesses élevées (chaussées et voies larges, grands rayons de virage, aucune entrave), ce qui les rend inconfortables et peu sécuritaires pour les déplacements actifs.
Principes
Le concept d’espace partagé est principalement basé sur les principes suivants (PPS, 2009 et Québec. TQSR, 2013) :
Les différents modes de déplacement ne sont pas cantonnés à un espace défini :
- il n’y a pas de bande cyclables, les cyclistes peuvent rouler au centre de la chaussée et à contresens dans les sens uniques;
- même si un espace leur est dédié, les piétons peuvent emprunter la chaussée et, surtout, la traverser en dehors des intersections, sans gêner inutilement la circulation.
Les règles de priorité sont modifiées. Selon les interprétations et les variantes internationales :
- soit tous les usagers sont égaux (shared space);
- soit la vulnérabilité des usagers dicte la priorité accordée d'abord aux piétons, puis aux cyclistes et enfin aux conducteurs de véhicules motorisés (zone de rencontre, ou woonerf).
Dans tous les cas, les transports en commun guidés (comme un tramway) demeurent prioritaires sur les piétons.
- Les rues sont conçues pour des vitesses de circulation lentes et la vitesse y est généralement limitée à 20 km/h ou moins.
- La signalisation (au sol ou aérienne) est limitée au minimum voire totalement éliminée (principe de la « rue nue », ou naked street).
Avantages et limites
Avantages
- Réduction de la gravité des collisions en raison de vitesse réduite (Québec, 2002)
- Optimisation de l’espace : tous les modes de déplacement peuvent cohabiter de manière conviviale et sécuritaire dans un espace restreint qui ne permet pas, par exemple, l’aménagement d’infrastructures cyclables.
- Accessibilité universelle : l’accessibilité est améliorée pour certaines personnes à mobilité réduite (marchette, handicap physique, fauteuil roulant) ou pour les personnes avec des poussettes.
- Polyvalence : l’espace créé peut être facilement utilisé pour des événements.
Limites
- Habitudes des usagers : ces aménagements nécessitent un temps d’adaptation pour certains usagers, ce qui peut nuire à leur acceptabilité.
- Accessibilité universelle : l’aménagement du trottoir au même niveau que la chaussée peut gêner les personnes vivant avec une déficience visuelle, qui ont besoin de repères clairs et connus pour s’orienter. Il existe cependant des moyens de répondre à ce besoin tout en conservant l’intérêt lié au partage de l’espace.
- Entretien : aménagés de façon non conventionnelle, ces espaces peuvent parfois être plus complexes ou coûteux à entretenir, notamment en raison de la présence généralement plus forte de mobilier urbain.
Pour ces raisons, le concept de rue partagée est particulièrement approprié pour les voies de desserte locale, qu’elles soient résidentielles ou commerciales. Toutefois, il existe des exemples de rues ou d’intersections partagées sur des voies hautement achalandées, notamment au Royaume‑Uni (Jerrison, 2016).
Caractéristiques d’aménagement
Tous les espaces partagés ne se ressemblent pas. Toutefois, certaines grandes lignes ressortent, selon qu’il s’agisse de grandes portions de rues ou d’intersections.
Rues partagées
Les rues partagées ont généralement en commun les caractéristiques suivantes :
- Une surface unique : pour refléter l’absence de ségrégation entre les modes, les rues partagées sont aménagées sans démarcation (bordure de trottoir, ligne, changement de couleur ou de texture). Cependant, dans certains cas, une démarcation de matériaux ou un faible dénivelé peut définir une « zone refuge » pour les piétons, permettant notamment de rassurer certains usagers et d’éviter que les véhicules circulent ou se stationnent à proximité des bâtiments.
Stationnements aménagés en baie à Freiburg im Breisgau (Allemagne) | Source : Vivre en Ville - Une largeur de chaussée réduite pour éviter les vitesses excessives. Dans le cas d’une rue à double sens, les rues partagées ne permettent pas toujours le croisement en tout point.
- Le stationnement, lorsque présent, est limité en nombre et encadré physiquement (aménagement en baie).
- L’aménagement de la rue et de ses abord limiter les perspectives visuelles et crée une sinuosité (mobilier urbain, végétation, alternance du stationnement, etc.).
- L’entrée d’une rue partagée est clairement indiquée (aménagement, changement de texture, signalisation, etc.) de manière à modifier le comportement.
- La signalisation, lorsque indispensable, est conçue à l’échelle du piéton, notamment avec des panneaux bas.
Intersections partagées
Le concept d’espace partagé peut, dans une certaine mesure, s’appliquer également aux intersections. Il s’agit alors de créer, de façon ponctuelle un espace apaisé qui facilitera notamment les déplacements actifs. Ces aménagements ponctuels ne suivent généralement pas tous les principes habituellement associés aux rues partagées. Par exemple, des démarcations physiques (revêtement, obstacles de type bollard) sont généralement conservées pour des raisons de sécurité, et de contrôle du stationnement.
Les intersections partagées présentent généralement les caractéristiques suivantes :
- Elles sont aménagées de façon à créer un changement marqué avec les rues alentours. Ce changement peut être assuré par un changement de largeur, de couleur, de texture, de mobilier urbain, de végétation, etc.
- Les trottoirs et la chaussée se fondent l’un dans l’autre : il n’y a pas (ou très peu) de dénivellation entre ces espaces. Pour cela, les intersections partagées sont souvent des intersections surélevées. Toutefois, pour des raisons de sécurité, des séparations physiques sont présentes.
- Les largeurs de chaussée et les rayons de virage sont réduits le plus possible, pour limiter les vitesses véhiculaires et limiter les temps de traversée.
- Les intersections ne sont pas gérées par des feux, mais plutôt par des arrêts obligatoires (Amérique du Nord) ou des « cédez le passage », des « priorités à droite » ou des mini-giratoires (en Europe).
Lorsqu’elles sont bien réalisées, les intersections partagées permettent :
- de faciliter grandement les traversées pour les piétons;
- de créer un effet ponctuel efficace pour la réduction des vitesses, à un coût moindre que le réaménagement d’une rue entière;
- de marquer un changement d’ambiance, notamment à l’approche d’un centre-ville.
Il existe quelques exemples intéressants où le concept d’intersection partagée a été appliqué de façon totale, et à des intersections complètes (image ci-contre). Sans aucune signalisation ni ségrégation, les usagers sont confrontés à une situation ou le contact visuel et la courtoisie sont les seuls moyens de négocier les interactions. Ces aménagements d’assez grande envergure prêtent toutefois d’autant plus le flanc à la critique en matière d’accessibilité universelle.
Espaces partagés et accessibilité universelle
Les premières applications du concept ont été fréquemment critiquées à cet égard, poussant ainsi les concepteurs à mieux considérer ces enjeux.
Comme le recommandent plusieurs auteurs (Abel-Williamson, 2016; TrinityHaus, 2012; France. CERTU, 2010; Schmidt et Manser, 2003; Havik et Melis-Dankers., s.d.; 2016, INLB et Société Logique, 2014; et Houtekier, 2016), des adaptations sont souhaitables pour rendre les espaces partagés plus accessibles à tous :
- Conserver une délimitation continue entre la zone carrossable et la zone de confort (espace destiné aux piétons), par exemple grâce à une bordure franchissable basse, de couleur contrastée, ou encore un caniveau. L’utilisation de pavé décoratif doit être parcimonieuse et ne pas créer de confusion.
- Maintenir des traverses piétonnes facilement identifiables par les personnes vivant avec une déficience visuelle et par les autres usagers (changement de couleur ou de marquage, éléments podotactiles, rétrécissement, surélévation, etc.)
- Installer des éléments de guidage podotactiles1 :
- dans les grands espaces partagés;
- aux intersections, et aux lieux de traversées, lorsqu’il n’y a pas d’abaissement de trottoir.
- S’assurer que les obstacles présents sont aisément détectables avec une canne et qu’aucun obstacle aérien ne présente de danger (y compris pour les aménagements mobiles ou temporaires, comme les terrasses ou l’affichage commercial).
- Offrir des cheminements dégagés continus et suffisamment larges pour permettre le croisement, y compris lorsque des terrasses sont aménagées.
- Encadrer le stationnement de façon à ce que les autos n’entravent pas les cheminements ou les points de traversée identifiés.
- Prévoir des espaces de stationnement pour vélos en quantité suffisante pour limiter le stationnement sauvage entravant le cheminement libre.
- Lorsqu’il en existe plusieurs dans une même collectivité, aménager les différents espaces partagés de façon cohérente et systématique afin d’en faciliter l’identification.
Mise en œuvre d’espaces partagés
L’aménagement d’un espace partagé constitue un changement important dans un milieu donné. Pour cette raison, il est préférable d’impliquer les acteurs concernés (résidents, usagers et commerçants) dès le début de la réflexion, afin que la solution d’aménagement retenue soit mieux comprise et acceptée. Par la même occasion, il est essentiel d’impliquer les différents services et professionnels (entretien, urgence, livraison, etc.) amenés à utiliser l’espace régulièrement dans la phase de conception, de manière à éviter les mauvaises surprises2.
Selon les situations, des aménagements temporaires peuvent être utilisés pour tester un concept, par exemple en installant des éléments de mobilier urbain sur la chaussée pour limiter l’espace dédié à la circulation automobile et favoriser un meilleur partage de l’espace, ou encore grâce à des éléments de signalisation et de marquage (peinture, affiches de sensibilisation, etc.).
Application partielle du concept
Sans forcément aller jusqu’à créer de véritables espaces partagés, certaines collectivités appliquent quelques-uns des principes pour apaiser la circulation et créer des milieux plus conviviaux, en addition d’une limitation de vitesse. Une application partielle qu'on retrouve souvent consiste à créer une rue avec des espaces dédiés aux piétons, mais séparés principalement par du mobilier urbain ou une bordure franchissable. Ce type d’aménagement, associé à une chaussée étroite, invite les piétons à traverser plus librement la rue, et incite les conducteurs de véhicules à plus de prudence.