L’action rapide versus l’effet durable
On parle souvent de sécurité des déplacements actifs à la suite d’un accident grave, marquant l’imaginaire collectif. Les réponses cherchent donc souvent à remédier à une anomalie pour protéger le plus concrètement et le plus rapidement possible les usagers vulnérables, plutôt que d’intervenir de façon préventive, en agissant à la source du problème. Cela explique la tendance à privilégier des solutions technologiques, comme l’équipement des cyclistes ou des protections latérales pour les véhicules lourds, ou encore à s’attarder au comportement, sécuritaire ou non, des individus, comme :
- la vitesse excessive de l’automobiliste;
- la traversée d’un piéton à un endroit jugé inapproprié, voire une traversée illégale;
- l’absence de casque, chez le cycliste.
Le port du casque chez les cyclistes est un des exemples les plus marquants. Plusieurs pays et villes le rendent obligatoire dans l’espoir de réduire les cas de traumatisme crânien. La tentation d’adopter une telle législation est forte un peu partout dans le monde occidental et où une telle législation n’est pas adoptée, il est régulièrement recommandé de renforcer la sensibilisation des cyclistes à l’importance du port du casque.
Les causes de l’insécurité
On tend généralement à attribuer une responsabilité individuelle aux risques d’accidents, en particulier dans le cas des déplacements actifs. La Table québécoise de la sécurité routière (TQSR, 2007) considère que 80 % des accidents de la route sont le fruit de comportements fautifs, la vitesse excessive des automobilistes étant le principal. La véracité d’une telle statistique cache néanmoins une cause sous-jacente, plus fondamentale : l’insécurité découle en large partie de facteurs environnementaux, qui conditionnent par ailleurs les comportements individuels. Avant qu’un comportement soit risqué ou qu’une solution technologique vienne amoindrir le risque, un facteur tel que le type de cohabitation avec l’automobile, disproportionnellement massive et rapide par rapport aux piétons et cyclistes, est une cause plus fondamentale de l’insécurité des déplacements actifs.
En effet, deux des facteurs les plus déterminants de la sécurité des piétons et des cyclistes sont le volume de circulation automobile et la vitesse des véhicules motorisés (Québec. DSP‑ASSS, 2006), des facteurs largement tributaires de l’aménagement des villes.
Le rôle de l’aménagement
Les décisions et les gestes posés en matière d’aménagement ont une incidence sur l’attrait de l’automobile versus les modes de déplacement actifs, et une influence sur les comportements des différents usagers de la route. La façon de planifier et d’aménager la ville est un élément de base expliquant la qualité et la sécurité de la cohabitation entre les automobilistes et les usagers de la route plus vulnérables.
La sécurité par la forme
La forme urbaine et les différents types d’aménagement influencent à la fois le volume de la circulation automobile et la vitesse des automobilistes.
Construire des quartiers périphériques dépendants de l'automobile, ou encore augmenter la capacité routière du réseau supérieur accroît les flux de navettage motorisé vers les quartiers centraux, ce qui peut avoir des répercussions jusque dans les rues locales (Vivre en Ville, 2012). À l’inverse, favoriser à l’échelle de l’agglomération un tissu urbain plus compact et comportant plus de mixité des activités réduit la nécessité quasi systématique de recourir à l’automobile. On peut donc limiter le volume de circulation motorisée en favorisant à la fois les déplacements actifs et les transports collectifs.
À une échelle plus locale, l’aménagement influence le confort et l’attrait des déplacements actifs, ainsi que leur sécurité. La forme du réseau routier, incluant la densité d’intersections et la connectivité entre les rues, a ce pouvoir (Marshall et Garrick, 2011). Le design des rues elles-mêmes doit être minutieusement pensé, que ce soit la largeur de la chaussée ou l’ensemble de la rue de façade à façade, ainsi que tous les éléments qui les encadrent.
La vitesse permise dans le réseau local des municipalités québécoises est généralement de 50 km/h, cette vitesse étant cohérente avec les caractéristiques de plusieurs rues (larges chaussée et dégagements latéraux, perspective visuelle sur une longue distance, etc.). Or, les chances de survie pour un piéton impliqué dans une collision avec une automobile passent de 90 % si la vitesse d’impact est inférieure à 30 km/h, à 50 % si la vitesse est de 45 km/h (Pasanen, 1991; Ashton et Mackay, 1983, dans OMS, 2004).
Diminuer la limite de vitesse permise, et ultimement la vitesse pratiquée, implique de rendre le milieu plus cohérent avec une vitesse réduite. Différentes mesures d’apaisement de la circulation permettent d’aménager ou de réaménager efficacement des rues en ce sens, principalement grâce à leur aspect auto-exécutoire.
La sécurité par l'usage
Le rôle qui est attribué à la rue joue également sur la sécurité des usagers vulnérables de la route. La rue a d’abord et longtemps été un espace public à part entière, où les gens se déplaçaient, échangeaient, et discutaient. Depuis quelques décennies, toutefois, elle n’est plus considérée que comme un vecteur de déplacement des véhicules motorisés d’un point A à un point B. Suivant cette logique, la rue appartient d’abord aux automobilistes; les piétons et cyclistes y sont des invités qui doivent rester à l’intérieur de l’espace qui leur est accordé. C’est ce qu’exprime bien l’expression anglaise Jaywalking, pour qualifier l’attitude d’un piéton traversant la rue ailleurs que là où il lui est autorisé de le faire (Norton, 2007).
Dans un souci de sécurité, le réseau viaire devrait être clairement hiérarchisé pour n’accorder la fonction de « fluidité automobile » qu’à certaines voies d’exception. La majorité des rues étant situées en milieu résidentiel, elles devraient pouvoir retrouver leur fonction d’espace public, accessible à tous et pensé pour tous les types d’usagers. Dans l’objectif de rééquilibrer la fonction circulatoire avec les pratiques de la vie locale, plusieurs villes à travers le monde expérimentent la généralisation de zones 30, faisant de quartiers entiers des endroits où les automobiles ne peuvent dépasser cette limite.
D'autres vont encore plus loin, notamment en Allemagne, aux Pays‑Bas, en Suède et en France, créant ça et là des rues dites partagées, où la limite de vitesse est celle du pas, et surtout, où la rue est aménagée pour bien indiquer que les véhicules motorisés n’ont aucunement priorité sur les autres usagers. Dans ces rues, non seulement les piétons et cyclistes peuvent circuler sans craindre pour leur sécurité, mais les enfants peuvent même s’y installer pour jouer. Cela leur est permis, et l’aspect public de leur lieu de jeu rend ce dernier d’autant plus sécuritaire en raison de la surveillance informelle effectuée par les résidents.
Ces deux principes ont été adoptés dans la réalisation du quartier Rieselfeld, à Freiburg im Breisgau. Nulle part dans le quartier les automobilistes ne sont autorisés à dépasser 30 km/h et plusieurs rues du quartier sont des rues partagées.
La sécurité par le nombre
Plusieurs études ont démontré une forte corrélation entre le nombre d’usagers des déplacements actifs et leur sécurité. La relation est en fait non linéaire : les risques pour les piétons et les cyclistes diminuent à un rythme toujours plus élevé à mesure que leur nombre augmente (Elvik, 2009). Les automobilistes s’habituent à leur présence et adaptent leur comportement en conséquence. Or, si le nombre a une influence sur la sécurité, la sécurité a à son tour une influence sur le nombre (Rietveld et Daniel, 2004). Il est donc primordial d’offrir aux piétons et cyclistes un grand nombre d’infrastructures leur permettant des déplacements sécuritaires. C’est ce que des pays comme l’Allemagne, le Danemark et les Pays‑Bas ont réussi depuis la moitié des années 1970. À titre d’exemple, l’Allemagne, qui a doublé son nombre de kilomètres de pistes cyclables entre 1976 et 1996, a vu le nombre de déplacements à vélo doubler entre 1975 et 2001, en même temps que le nombre absolu de décès chez les cyclistes diminuait de 64 % (Pucher et Buehler, 2008; Pucher et Dijkstra, 2003).
Ainsi, en plus de favoriser une cohabitation agréable entre les différents usagers de la route sur les rues locales, il est essentiel de rendre les déplacements actifs efficaces et sécuritaires. Enfin, les infrastructures dédiées aux déplacements actifs ne devraient pas être cachées loin des cœurs de quartiers et des lieux de destination. Non seulement cela réduit l’efficacité des déplacements, mais sape également l’effet potentiel d’entraînement.
Prévenir plutôt que guérir
En somme, la sécurité routière n'est pas qu'une affaire de protection mais aussi de prévention. Tenter d'influencer le comportement sans tenir compte de l'environnement qui le génère peut être vain. Qui plus est, dans certains cas, ces solutions peuvent avoir des effets indésirés. Là où une législation est entrée en vigueur pour obliger le port du casque à vélo, c’est l’utilisation même de ce mode de déplacement qui a été diminuée (BHRF, 2012).