La rue, un espace public
Même si on a souvent tendance à l’oublier, la rue est d’abord un espace public, dont les usages peuvent être nombreux. Il s’agit, bien sûr, d’un corridor de circulation, surtout depuis l’avènement de l’automobile. Mais depuis toujours, c’est aussi un lieu d’échange, notamment commercial, de rencontre, de déambulation, de jeu, etc.
Pourquoi apaiser la circulation ?
Une circulation automobile excessive nuit aux autres modes de déplacement et aux autres usages de la rue, en plus de générer de multiples problèmes pour le réseau viaire, ses usagers et la qualité de vie des résidents : vitesse des véhicules, accidents, congestion, bruit, perte de l’échelle humaine, dégradation de l’image du lieu, etc.
Ces problèmes peuvent notamment être accentués par une mauvaise hiérarchie des voies urbaines. Celle-ci, conjuguée à un afflux de voitures en période de pointe, incite alors certains automobilistes à bifurquer sur des voies non conçues à cet effet, et donc à générer des nuisances pour les milieux de vie traversés. Par ailleurs, les voies primaires dont le rôle principal est la circulation automobile deviennent souvent très dangereuses pour les autres usagers, en particulier aux intersections. C’est là qu’entrent en jeu les mesures d’apaisement de la circulation.
Les objectifs de l’apaisement de la circulation
Améliorer la sécurité
Le volume de circulation automobile et la vitesse des véhicules motorisés sont deux des facteurs les plus déterminants de la sécurité des piétons et des cyclistes (DSP-ASSS, 2006), des facteurs largement tributaires de l’aménagement des rues. Les mesures d’apaisement de la circulation assurent une meilleure cohabitation des différents usagers et améliorent la sécurité (réelle et perçue), en réduisant le nombre d’accidents et le stress causé par la vitesse de la circulation, puis en rendant les parcours plus confortables.
Améliorer la convivialité
Apaiser la circulation permet de restreindre les nuisances liées à la circulation, en particulier le bruit et la pollution. Cela permet surtout de rééquilibrer la place donnée aux différents usages de l’espace public.
Or, changer le rapport à l’espace public transforme radicalement le milieu de vie et favorise la vie de quartier. Donald Appelyard (1982) a montré que les résidents d’une rue qui n’est pas soumise à une importante circulation motorisée avaient beaucoup plus d’interactions avec leurs voisins que ceux d’une rue similaire avec des flux élevés. En offrant une expérience urbaine positive, la rue invitante, confortable, verte et tempérée favorise les liens sociaux, la vie publique, mais aussi la réappropriation de la rue par les populations vulnérables comme les jeunes enfants et les personnes âgées.
Les différentes stratégies d’apaisement
Contraindre la vitesse
Toutes les stratégies se rejoignent dans l’objectif de contraindre la vitesse de la circulation. La plupart des initiatives concernent des quartiers résidentiels, où limiter la vitesse est perçu de manière positive. Les mesures d'apaisement mises en place sur les voies utilisées par un important transit véhiculaire contribuent davantage à réduire les accidents (VTPI, 2012). Ces voies commencent à attirer l’attention, notamment à New York, où le programme Vision zero compte notamment réduire la vitesse sur 25 artères et sécuriser les rues par le truchement de 50 projets de réaménagement.
Les mesures les plus efficaces contraignent physiquement et psychologiquement la vitesse :
en réduisant la largeur de la voie et le rayon de courbure des intersections,
en rapprochant les bâtiments ou, à défaut, en plantant des alignements d’arbres, puisque leur défilement contribue à évaluer la vitesse,
en aménageant des obstacles, comme des chicanes, des dos d’âne ou du mobilier urbain,
en introduisant des facteurs d’incertitude, comme la possibilité d’irruption d’autres usagers. Les trottoirs traversants et les traverses piétonnes surélevées provoquent par exemple un freinage instinctif. Ils renversent en effet la logique du piéton qui descend sur la chaussée, en indiquant aux automobilistes qu’ils pénètrent dans le domaine piéton. La gestion d’une intersection par un giratoire ralentit davantage la circulation que les feux de circulation.
Canaliser l’automobile
Pour réduire la circulation de transit, certaines rues peuvent être mises à sens unique ou bloquées par des aménagements. Un terre-plein diagonal peut, par exemple, contraindre le virage à l’intersection, tout en laissant passer les piétons et les cyclistes. Une cure minceur des rues et, de manière plus drastique, la suppression de voies de circulation et de stationnement, favorisent des conduites plus prudentes et libèrent de l’espace.
L’adhésion populaire à de telles mesures repose sur les améliorations apportées grâce à l’espace ainsi dégagé, pour :
la circulation des autres usagers (p. ex. arrêt de bus, piste cyclable, trottoir élargi),
la végétation,
la vie publique.
Gérer l’interface entre usagers selon le principe de vigilance
La gestion traditionnelle du risque conduit à rigidifier toujours plus le cadre de conduite pour ne rien laisser au hasard. Les panneaux de signalisation, les feux de circulation et les règlements sont démultipliés, créant un sentiment trompeur de sécurité et suscitant parfois des comportements dangereux, comme l’accélération au feu jaune. Paradoxalement, la suppression de la signalisation s’avère non seulement efficace pour ralentir la circulation et fluidifier les parcours, mais aussi pour les sécuriser, puisque le nombre d’accidents diminue alors de manière spectaculaire, à condition d’adapter la configuration de la rue. L’absence de règles rétablit les contacts visuels entre usagers, augmente leur vigilance et la civilité pour réagir et s’adapter aux comportements des autres. Voilà ce qu’a expérimenté et répandu l’ingénieur néerlandais Hans Monderman, dès les années 1970.
Privilégier les modes de déplacement actifs
Accorder la priorité aux plus vulnérables, c’est-à-dire aux piétons et aux cyclistes, tant par la réglementation que les aménagements, fait en sorte que les modes de déplacement actifs deviennent des alternatives attractives à une partie des déplacements automobiles. Cette priorité n’a d’impact que lorsque leurs parcours sont sécurisés – par exemple avec des avancées de trottoirs et des traverses régulières, si possible surélevées ou dans une texture spécifique – et lorsqu’ils sont conviviaux, par exemple grâce à un cadre bâti à échelle humaine, des opérations de verdissement ou la création de placettes.
Les approches et concepts d’apaisement
Au-delà des interventions ponctuelles visant à résoudre un point noir de la circulation routière au sein d’un environnement considéré relativement sain, différentes approches mettent l’apaisement de la circulation au cœur de l’aménagement d’une rue, voire même d’une zone complète.
Zone 30
La zone 30 définit un quartier résidentiel où la vitesse est limitée à 30 km/h, et où les aménagements donnent la priorité aux déplacements actifs. L’Europe recèle d’exemples positifs : par exemple, Zurich, en Suisse, a généralisé les zones 30 à tous ses quartiers résidentiels, et Graz, en Autriche, à l’ensemble de la ville, sauf aux axes prioritaires qui constituent 23 % du linéaire de voirie (CERTU, 2005).
Rue partagée (Woonerf, shared space, naked street et zone de rencontre)
La rue partagée et les concepts associés sont à mi-chemin entre la zone 30 et la zone piétonne. À la suite du succès du woonerf aux Pays-Bas, d’autres pays l’ont adopté et adapté, du moins dans sa terminologie. Ces aménagements sont appelés « zones de rencontre » en Belgique, en France et en Suisse, notamment. Les Allemands les appellent « rues de jeu » (spielstrassen). Dans l’ensemble, on peut les qualifier de rues partagées.
Il s’agit d’un périmètre où les piétons, à qui est donnée la priorité, ont les mêmes droits que les automobilistes. Ils sont autorisés à circuler librement sur la chaussée, à y stationner et s’asseoir. La vigilance des conducteurs est favorisée par la faible vitesse de circulation, limitée à 15 ou 20 km/h, voire moins, grâce à des aménagements adaptés. L’accent est mis sur la convivialité de l’espace public et sur l’échelle humaine. Par exemple, il n’existe aucune démarcation entre les trottoirs et la chaussée, l’éclairage est plus bas, la végétation abondante, la signalisation réduite et le stationnement se fait discret.
Les rues partagées sont légions Europe, notamment aux Pays-Bas, où l’idée est née. Plusieurs villes allemandes les adoptent massivement. C’est notamment le cas de Freiburg im Breisgau, où les rues résidentielles de quartiers entiers sont des rues partagées.
Au Royaume-Uni, le concept de la route nue, développé à partir des travaux de Hans Monderman, exploite le principe selon lequel l’absence de signalisation rend chaque usager de l’espace public acteur et responsable de sa propre sécurité. La route nue est dépourvue de presque tous les équipements routiers habituels, tels que panneaux et feux de circulation, bordures et marquage au sol.
À la suite des projets pilotes, dans le cadre du North Sea Region Programme, les pays impliqués ont multiplié les initiatives, avec succès. À Londres, par exemple, dans les 28 mois suivant la transformation de Kensington High Street, le nombre d’accidents y a diminué de 48,6 %, dont une diminution de 68,4 % des accidents impliquant des piétons (Quimby et Castle, 2006).
À Montréal, le woonerf Saint-Pierre a récemment été inauguré. À Québec, le réaménagement de la rue Sainte-Claire en rue partagée a été inauguré en 2013.
La rue ou la zone piétonne
La rue ou la zone piétonne est l’expression ultime de l’apaisement de la circulation, les véhicules y étant interdits, à l’exception des véhicules d’urgence ou de livraison. La piétonnisation peut être permanente ou temporaire (une ou deux journées par semaine, ou pendant une certaine saison).
La rue complète (Complete street)
Aux États-Unis, la rue complète (Complete Street), véhiculée par Smart Growth America, est l’approche la plus connue. La création de rues complètes a pour objectif de les rendre accessibles et sécuritaires pour l’ensemble des usagers, du piéton à l’automobiliste. Il s’agit d’une approche flexible, sans norme précise, et donc adaptable en fonction du type de milieu : urbain, rural, de banlieue, etc. Bien que cette approche vise les mêmes objectifs en matière de sécurité, il ne s'agit pas toujours d'apaisement de la circulation. En effet, les rues complètes sont généralement des espaces assez fortement ségrégués, ce qui peut inciter des vitesses véhiculaires plus élevées.