L’évolution d’une pratique
Une activité essentielle qui perd du terrain
Les établissements humains ont depuis très longtemps intégré à leur tissu des espaces de production et de conservation alimentaires sans lesquels la vie urbaine et la société moderne n’auraient pas été possibles. Avec le temps, cependant, et malgré l’importance de ceux-ci pour nourrir une population grandissante, les villes se sont largement développées à même leurs espaces agricoles, entraînant une séparation toujours plus importante de l’habitat et de l’agriculture et une dépendance accrue envers le commerce extérieur. En matière de sécurité alimentaire, la délocalisation de la fonction nourricière rend les collectivités plus vulnérables en période de crise.
Une réponse aux crises socioéconomiques
Les périodes de crise ont d’ailleurs été propices au retour de l’agriculture au cœur de la ville. Ce fut le cas des jardins de la victoire, promulgués comme acte patriotique durant la Première Guerre mondiale pour lutter contre la pénurie alimentaire et à nouveau lors de la crise économique des années 1930. L’expérience de Cuba témoigne du fait que l’agriculture urbaine est un important maillon de la résilience des villes en cas de rupture d’approvisionnement en pétrole. Aujourd’hui, plus de 50 % des produits maraîchers consommés par les habitants de la Havane sont cultivés à l’intérieur de la ville (PDSA, 2001). Plus récemment, le contexte de déclin industriel et démographique vécu dans le mid-ouest américain (Détroit, Milwaukee, etc.) a mené à une importante réappropriation des terres urbaines vacantes à des fins de production alimentaire et de création d’emplois.
Un mouvement citoyen grandissant
Au Québec, à partir des années 1970, des groupes de citoyens s’organisent pour réclamer un meilleur accès aux espaces urbains et ce, afin de cultiver leurs propres aliments et de se rassembler. La création des jardins communautaires à Montréal et Québec découle largement de ce mouvement citoyen en faveur d’espaces partagés voués au jardinage, à la socialisation et au loisir. Dans les années 1990 et 2000, l’agriculture urbaine se développe également sous la forme de jardins collectifs mis en place par des organismes ayant une mission de lutte contre la pauvreté, de sécurité alimentaire et d’éducation à l’environnement. L’agriculture urbaine jouit d’une popularité grandissante au Québec depuis quelques années, comme en témoigne un récent sondage révélant que 42 % des Montréalais la pratiquent (Ville de Montréal, 2013).
Les fonctions de l’agriculture urbaine
Les recherches récentes tendent à démontrer que l’agriculture urbaine est un outil multifonctionnel pour le développement durable des quartiers et des villes (Mougeot, 2006; Duchemin et collab., 2010; Ba et Aubry, 2011). Certes, l’impact de l’agriculture urbaine sur la qualité de vie et de l’environnement urbain dépend largement de l’envergure, de la localisation et de l’accessibilité des espaces productifs. Néanmoins, les nombreux bénéfices de l’agriculture urbaine sont de plus en plus reconnus.
Fonctions alimentaires et sanitaires
La production agricole urbaine contribue déjà à nourrir près de 800 millions de personnes sur la planète et représente 15 % de la production alimentaire mondiale (Smit et collab., 1996). L’apport en aliments issus de l’agriculture urbaine permet de réduire les dépenses alimentaires des ménages, mais également d’augmenter la consommation de fruits et légumes frais, notamment chez les enfants (Rauzon et collab., 2010). En plus de cette fonction alimentaire, la pratique du jardinage est considérée comme une activité physique modérée ayant des impacts positifs sur la santé (Relf, 1991; Armstrong, 2000; Brown et Jameton, 2000). En combinant activité physique et consommation de fruits et légumes, le jardinage contribue à l’adoption de saines habitudes de vie.
Fonctions sociales
Les jardins communautaires et collectifs sont souvent des lieux d’intégration sociale et de responsabilisation (Boulianne et collab., 2010). Les jardins collectifs offrent des conditions favorables au renforcement des capacités d’agir des personnes (Courville, 2008) et à l’expression d’une citoyenneté active (Boulianne, 1999). Ce sont également des lieux d’éducation à l’environnement, à l’horticulture et à l’alimentation (Legault, 2011; Boulianne et collab., 2010). La présence d’un jardin communautaire dans un quartier pourrait améliorer la perception qu’en ont ses résidents (Gorham et collab., 2009).
Fonctions environnementales et paysagères
Les jardins contribuent à l’amélioration du cadre de vie (Reyburn, 2006) et du paysage urbain (Irazabal et Punja, 2009). Ils peuvent aussi être des éléments importants dans la mise en place de trames vertes à l’échelle de la ville. Grâce à leurs sols perméables, à leur biodiversité et à leur qualité paysagère, les jardins peuvent contribuer à la gestion écologique des eaux de pluie et des déchets organiques ainsi qu’à la lutte contre les îlots de chaleur urbains. Plus encore, la production alimentaire urbaine contribue à la lutte contre les changements climatiques par la réduction des émissions de gaz à effet de serre liées aux transports des aliments, pour la plupart consommés sur place.
Fonctions économiques
La contribution de l’agriculture urbaine à l’économie des collectivités québécoises demeure encore relativement modeste. La plupart des projets s’inscrivent dans le sillon de l’économie sociale et solidaire et ne mettent pas nécessairement en jeu des échanges marchands. Des projets de nature commerciale commencent toutefois à voir le jour et présentent un fort potentiel pour le développement de circuits courts de distribution alimentaire. Qu’ils soient communautaires ou commerciaux, les projets d’agriculture urbaine sont une vitrine importante pour les aliments locaux et les métiers de l’agriculture, métiers pour lesquels il manque justement de relève.
Les formes de l’agriculture urbaine
Au Québec, l’agriculture urbaine se caractérise principalement par des productions horticoles maraîchères et fruitières et, dans une moindre mesure, par des élevages à très petite échelle. Ces activités se déploient sur le territoire de manière différenciée en s’adaptant aux caractéristiques de la trame urbaine, du cadre bâti et de la végétation déjà en place.
Les jardins potagers
Le potager en plein sol est l’une des formes les plus répandues d’agriculture urbaine. Qu’il soit situé dans la cour d’un bâtiment ou en plein champ, il a l’avantage d’avoir accès à la ressource fondamentale de l’agriculture : le sol. Les jardins communautaires et collectifs, parfois regroupés sous l’expression jardins partagés (Boulianne et collab., 2009), permettent de répondre au manque d’espaces privés cultivables dans les secteurs les plus denses de la ville. Ces jardins partagés peuvent être situés sur des terrains appartenant à la municipalité, à une communauté religieuse ou encore dans les emprises des lignes électriques. Aux jardins privés et partagés s’ajoutent les jardins publics (ou institutionnels) qui accordent parfois une place au potager à des fins démonstratives, ainsi que les jardins éducatifs, en milieu scolaire ou non, qui offrent explicitement des opportunités d’apprentissages aux membres de la collectivité. Les jardins de production, enfin, ont des visées davantage professionnelles et commerciales : ils s’apparentent ainsi aux fermes urbaines.
Les aménagements comestibles
Outre les potagers classiques, l’agriculture s’inscrit également dans le tissu urbain par le biais de différents aménagements utilisant des plantes comestibles et des arbres fruitiers à des fins ornementales et alimentaires. Aussi appelés paysages comestibles, ces aménagements visent notamment à réduire la place occupée par le gazon dans les terrains publics et privés afin d’accroître la biodiversité. À titre d’exemple, la fondation pour une Reconstruction harmonieuse de l’agriculture (RHA) a mis en place en 2013 des aménagements comestibles sur plusieurs terrains municipaux en Montérégie-Est afin de sensibiliser la communauté à des pratiques durables d’entretien des espaces verts urbains. Le mouvement des Incroyables Comestibles, qui vise à redynamiser les communautés grâce à un accès libre et gratuit à la nourriture, réalise également des paysages comestibles dans plusieurs villes du monde.
Les petits élevages
Moins fréquents que les productions végétales, les petits élevages de poules, de lapins, de poissons voire de chèvres sont tout de même présents en ville. Beaucoup de municipalités interdisent la présence d’animaux d’élevage dans les zones résidentielles, mais certaines d’entre elles choisissent plutôt de tolérer ou d’encadrer cette pratique réclamée par nombre de citadins. À Montréal, l’arrondissement de Rosemont–La-Petite-Patrie a autorisé en 2011 la mise en place de poulaillers communautaires à des fins éducatives en dehors de la zone résidentielle (R.R.V.M., c. C-10, article 35.2). Certaines villes, comme Curitiba ou Paris, expérimentent également l’utilisation d’herbivores pour l’entretien de terrains municipaux en alternatives à la tondeuse à essence.
Les toits jardins
Dans l’optique de tirer profit de tous les espaces disponibles des jardins aménagés sur des balcons ou des toitures plates, en contenants (pots, sacs, bacs, caissons, etc.) ou implantés directement au sein de toits végétalisés, sont apparus au cours des dernières décennies. Il existe plusieurs exemples, dont le toit de La Maison de Lauberivière ou celui du Centre culture et environnement Frédéric Back, à Québec, ou encore le Santropol Roulant à Montréal. Plus récemment encore, des complexes de serres chauffées ont été érigés sur le toit de bâtiments commerciaux et industriels. Le premier exemple du genre sont les Fermes Lufa à Montréal.
Les fermes urbaines
Rattrapées par l’étalement urbain, certaines fermes poursuivent pourtant leurs activités agricoles en milieu urbain ou périurbain. Pour s’adapter à la hausse des valeurs foncières et tirer profit de la proximité de la population, certaines fermes développent des stratégies de mise en marché innovatrices, des activités éducatives, agrotouristiques ou de réinsertion socioéconomique. Des formes inédites de fermes urbaines voient également le jour. Par exemple, à Kelowna en Colombie-Britannique, l’entreprise Green City Acres cultive 20 tonnes de légumes biologiques annuellement dans des cours arrière de propriétaires privés en échange de produits. C’est une variante de l’agriculture biointensive sur petites surfaces, connue en Amérique du Nord sous l’appellation spin farming.
Les autres formes
L’agriculture urbaine est un véritable carrefour d’innovations sociales et techniques au croisement de plusieurs disciplines. C’est ainsi que se développent des systèmes hybrides combinant l’élevage de poissons et la culture hydroponique (aquaponie) ou encore l’architecture et l’agriculture (fermes verticales, bâtiments vivants). À Chicago par exemple, un ancien bâtiment industriel rebaptisé The Plant est actuellement transformé en véritable système de production alimentaire intégrant la production d’énergie, de légumes, de poissons, de champignons et de bière.
Les enjeux de gouvernance
Les formes et les fonctions mobilisées dans le cadre des projets d’agriculture urbaine sont directement reliées aux objectifs et aux compétences des porteurs de projet, qu’il s’agisse de citoyens, d’organismes à but non lucratif, d’entreprises privées ou d’institutions publiques. Néanmoins, le succès de l’agriculture urbaine dépend fortement de l’accès au foncier, du soutien de la collectivité ainsi que de la planification et de la réglementation municipales. Ensemble, ces facteurs déterminent dans une large mesure quoi, qui et où il est possible de la pratiquer.
En effet, l’accès au sol est un enjeu de taille en milieu urbain puisqu’il s’agit d’une ressource limitée, dispendieuse et convoitée pour de nombreux usages qui entrent parfois en concurrence. Il revient aux administrations locales de déterminer judicieusement la répartition de ces usages en fonction des localisations les plus cohérentes pour les fins visées. Ces décisions ne peuvent pas se fonder uniquement sur les propositions émanant des promoteurs de projets qui, même s’ils sont bien intentionnés, n’ont généralement pas une vision d’ensemble du territoire et des besoins de la population.
En outre, afin de limiter les nuisances et de favoriser une cohabitation harmonieuse, il s’avère indispensable de bien définir les activités permises et les seuils d’acceptabilité. Il importe donc d’intégrer l’agriculture urbaine aux démarches de planification et aux réglementations d’urbanisme. Le défi est de taille puisque les municipalités doivent également montrer l’exemple en encourageant cette pratique s’inscrivant directement dans les objectifs de développement durable et de promotion des saines habitudes de vie. Heureusement, il existe de nombreux outils pour favoriser et encadrer l’agriculture urbaine.